Le club des cheveux blancs

Les événements du Pays Imaginaire me pesaient toujours. Mon pas alourdi, ma longue chevelure d’encre dansait devant ma tête basse sans que je n’y porte attention. Je ne l’avais plus revue, depuis cet incident malencontreux, causé par ma simple bêtise. J’avais voulu m’amuser, danser un peu et me rire de cette troupe de pirates grotesques aux manières aussi farfelues. Tel avait été prit qui croyait prendre et, en un malheureux tour du destin, c’est la Dame de Brume qui en avait fait les frais. Une blessure de plus en son être affaibli, par ma faute, encore. Il était pourtant trop tard pour refaire l’histoire et je devais simplement accepter les faits. Continuer mon petit bout de périple sans faire de vagues, sans but véritable. J’étais comme un chien errant, se promenant de ruelles en ruelles sans trop savoir ce qu’il cherchait véritablement. Trainant toutes ces pensées tel un boulet, j’avais fait route vers l’une des tavernes que j’avais l’habitude de fréquenter, un peu au hasard. Un petit établissement comme tous les autres, que je n’avais pourtant pas manqué de presque incendier trois fois ce mois là. Tant de potentiel gâché, je suppose. Je m’inspirais de la pitié, pour ne pas changer. Tant d’années de formation, d’efforts et de don de soi pour au final n’être qu’un être imprévisible et purement égoïste, frappant aléatoirement. J’enfoui une main au sein des longs filaments d’encre me servant de chevelure, poussant du même coup  un soupir découragé. Il n’y avait qu’une solution à mon petit problème, une échappatoire offerte par mon ami le tenancier, au fond d’une choppe.

Le destin en avait pourtant décidé autrement. Je n’étais plus qu’à quelques mètres de la porte lorsque celle-ci s’ouvrit à la volée, laissant apparaître un duo de jeunes gens effrayés. Leurs vêtements étranges, leur allure générale qui semblait incongrue et tout l’empressement avec lequel ils quittaient un établissement où ils n’avaient même pas l’âge de se trouver. Le doute n’était pas permis, ces inconnus provenaient d’un autre monde. Sans doute un endroit distant qui ne leur avait jamais appris qu’un repaire de pirates n’est pas le meilleur endroit pour passer une soirée tranquille. Haussant les épaules, je poursuivis pourtant mon chemin, étranger à cette situation qui ne m’affectait pas tant que ça. Enfin, il aurait sans doute été préférable et surtout plus sage que je m’y attarde, mais mon état ne m’en donnait pas envie. Toujours aussi égoïste et poussé par mes propres envies et celles-ci uniquement, le rhum m’était apparu comme une meilleure façon d’occuper les heures à venir. Quel dommage, toutefois, que les autres clients de la taverne ne soient pas du même avis. À peine avais-je franchi le seuil qu’une dizaine de paire d’yeux me dévisageaient. Je leur rendis un regard blasé, les saluant de la main avec une attitude détachée, me souciant peu des conséquences. Je n’allais pas commencer à changer cette partie de moi maintenant, simplement parce que j’étais d’humeur plus éteinte qu’à l’habitude.

- Alors c’est ton tour de te pointer? T’es v’nu m’faire chier ou tu cherchais juste les deux qui viennent de sortir? Pas net ces gens là. Y’a l’vieux Bob qui a quitté le sol, y flottait! De plus en plus de sorciers s’tu veux mon avis… Y’a le mauvais œil qui va s’abattre bientôt. Hey! Tu pars déjà? J’t’avais mis un p’tit rhum de côté. Hey?!

Pas moyen de me détendre et d’oublier quelques instants ma maladresse de l’autre jour dans un tel environnement. Excédé, j’avais quitté les lieux avant de m’éloigner dans la direction opposée. Me glissant dans une ruelle, la suite avait été des plus aisées. Un petit tournoiement et j’avais disparu dans la nuit, à la recherche d’un meilleur endroit où me poser. C’est au final la plage qui l’emporta, à l’écart des lumières du port et de son fourmillement incessant. Le ressac m’accueillit sans le moindre jugement et je m’assis dans le sable, appuyant mon menton contre la paume de ma main avant de soupirer à nouveau. Comment avais-je pu tomber aussi bas? Où était donc mon entrain, ma volonté? Mon esprit enfantin et ambitieux, pétillant de malice? Levant mon regard doré vers la voute étoilée, je tendis la main et me concentrai. Comme à l’époque du Grand Théâtre. Représentation d’un soir seulement : Fantaisie Arctique. Je me demandai vaguement combien de ces matelots avaient eu l’occasion de voir une véritable aurore boréale. Je n’en avais jamais eu la chance, personnellement, mais ça ne m’empêchait pas d’imaginer. De faire s’illuminer, dans un petit fragment du ciel, des couleurs chatoyantes, mais discrètes. Une façon comme une autre de passer le temps et d’oublier mon état d’égarement, ne serait-ce qu’une petite heure ou deux. Tel était le plan initial, à tout le moins. Ce que je n’avais pas envisagé, c’est que j’étais celui que l’on avait fini par poursuivre et par retrouver. Mettant fin à mes enfantillages, je tournai vers le nouveau venu un regard sceptique, haussant un sourcil avant de m’adresser à lui d’une voix amusée et moqueuse. Provocateur, l’ivoire se répandit en ma chevelure comme une coulée de pluie, laissant l’ébène s’effacer au profit de teintes plus froides, dotées d’un éclat argenté.

- Tiens tiens. Un autre individu totalement normal, totalement natif de Port-Royal et possédant des cheveux anormalement pâles. J'espère que tu as pensé à emporter le rhum?